Alors qu’approchent les défilés automnaux de la Paris Fashion Week, le luxe continue d’enregistrer des résultats globalement satisfaisants même si certains groupes connaissent des difficultés comme Kering. Selon les prévisions du Boston Consulting Group (BCG), la dynamique ne devrait pas s’arrêter là, portée par deux sources de croissance d’ici à la fin de cette décennie : les consommateurs chinois et la jeune génération aussi appelée les millennials.
Totalisant 32 % du marché du luxe en 2019, les millennials représenteront 50 % du marché en 2025. Quant au poids des consommateurs chinois, il devrait passer de 33 % à 40 % entre 2019 et 2025 et avoisiner 75 % de la croissance entre 2018 et 2025, occupant la première place du podium.
Ces analyses servent de boussole à Manuel Mallen, co-fondateur de la maison de joaillerie de luxe Courbet créée en 2018. Cette jeune marque s’est positionnée sur le marché du diamant de synthèse et de l’or recyclé avec l’objectif de séduire les millennials. Après la France, l’Europe et les États-Unis, Manuel Mallen souhaite s’adresser aux millennials chinois. Quelle proposition de valeur leur faire pour les conquérir ? L’écoresponsabilité pourra-t-elle faire la différence face aux grandes maisons de luxe jouissant d’une notoriété centenaire ?
Un « Tesla de la joaillerie » ?
Pour y réussir, Manuel Mallen se souvient de ses cours de marketing. La valeur perçue d’un bien par les consommateurs se compose d’une valeur économique, fonctionnelle, hédonique et sociale, reflétant tour à tour la valeur monétaire du bien, l’adéquation du bien à remplir la fonction attendue, le plaisir sensoriel et la beauté esthétique et, enfin, le statut que la possession d’un tel bien apporte. Le prestige conféré à son possesseur par le luxe apporte une valeur symbolique liée à l’image qui est renvoyée auprès des autres. La rareté, l’expérience client et la co-création en ligne figurent parmi les leviers à disposition de la marque pour augmenter la valeur perçue.
Pour créer ce qu’il appelle « la Tesla de la joaillerie », Manuel Mallen s’installe place Vendôme, une adresse prestigieuse indispensable, surtout quand on a pour ambition de secouer les codes du luxe. Pour le nom de l’entreprise, il choisit celui du peintre Gustave Courbet, franc-comtois comme lui, connu à la fois pour son avant-gardisme et pour avoir voulu abattre la colonne Vendôme – qui se trouve place Vendôme – lors de la Commune de Paris.
Objectif 30 millions de chiffres d’affaires
Car Courbet se donne pour mission de réinventer une joaillerie sans extraction. Même si produire des diamants en laboratoire et utiliser de l’or recyclé reviennent beaucoup plus chers, grâce à des circuits courts et un artisanat local (France, Italie), les prix de vente restent inférieurs de 30 à 40 % par rapport aux bijoux des concurrents.
Courbet a réalisé 5 millions d’euros de chiffres d’affaires en 2021 – dont 80 % réalisés en Europe – et ambitionne 30 millions d’euros d’ici à la fin de 2024, maintenant que la crise sanitaire est derrière. Le corner dans le grand magasin Printemps Haussmann et les soirées privées dans le showroom de la Place Vendôme, interdites avec le couvre-feu, sont de nouveau d’actualité, tout comme la Chine revenue dans l’échiquier mondial. Enfin, Chanel et la société d’investissements Raise viennent apporter leur soutien aux diamants de synthèse avec une levée de fonds de 8,5 millions d’euros.
Des partenaires high tech
Autres temps, autres révolutions : contrairement aux grandes maisons traditionnelles de joaillerie, Courbet adopte le diamant de synthèse autrement qu’en complément pour des diamants de couleur, comme le faisait jusqu’alors la maison Fred. En effet, il fait le pari du diamant de synthèse pour l’ensemble de sa gamme. L’or provient d’anciens téléviseurs. Les bijoux sont personnalisés, produits à la commande pour les pièces uniques comme ce diamant de 9 carats vendu 450 000 euros, le plus gros diamant de synthèse à ce jour et grande fierté de Courbet.
Dans l’optique de séduire les millennials, demandeurs d’innovation technologique, la start-up a multiplié les partenariats avec des entreprises technologiques. Ainsi, l’expérience client est omnicanale : les rendez-vous peuvent se faire via Skype ou Facetime avec une visualisation 3D via la solution SaaS d’Hapticmedia pour des bijoux souvent uniques. Les paiements peuvent se faire en cryptomonnaies grâce à Lunu. Pour les millennials friands d’innovation, Courbet propose l’envoi d’un certificat digital délivré par GoodsId. Changeant de couleur en cas de vol, il rend la revente impossible. L’indemnisation par l’assureur Wakam est plus rapide.
Une promesse écoresponsable
Courbet a adopté un positionnement écoresponsable en rupture avec les grandes maisons de joaillerie. Le fondateur estime que sa démarche est davantage efficiente que les actions menées par les entreprises traditionnelles du secteur qui recourent à des mesures de compensation ou des actions « réparatrices » en direction des populations locales (éducation…).
Il explique :
« Notre diamant ne détruit pas la planète. Certes, il faut beaucoup d’énergie pour le produire mais l’énergie est propre et décarbonée, donc où est le mal sachant que la France possède et exploite la troisième énergie la plus décarbonée au monde ? »
L’enjeu pour les marques repose sur la communication afin de prouver quelle technique – du diamant issu d’une mine à ciel ouvert ou du diamant de synthèse – émet le moins d’émissions de carbone. La fondatrice de Diam Concept, qui fournit notamment Courbet, explique que le nombre de kilogrammes de CO2 produits est corrélé à l’origine de l’énergie : soit environ 20 kg de CO2 par carat pour la méthode basse température dans ses ateliers français. « C’est dix fois moins que les meilleures mines que l’on connaît. »
Elle rappelle que la France utilise principalement l’électricité nucléaire dans son mix énergétique. Et, pour de plus gros diamants, Courbet se fournit à l’étranger auprès de fournisseurs utilisant de l’énergie hydroélectrique ou issue de panneaux solaires. Ces chiffres sont contestés par le Natural Diamond Council (regroupant 80 % des diamantaires mondiaux) qui a financé le rapport Trucost – effectué par S&P – montrant qu’un diamant naturel (un carat) émettrait ainsi en moyenne 160 kg de CO₂… contre 511 kg pour un diamant artificiel. Par ailleurs, Courbet reverse 15 % du prix de vente de la gamme des bracelets Let’s commit à diverses associations parmi lesquelles on peut citer Ocean Cleanup, Save the Children, International Animal Rescue…
En complément du bilan carbone, de l’importance du lieu de sourçage et des différentes façons de contribuer à l’atteinte des 17 objectifs du développement durable (ODD) fixés par l’ONU pour 2030, Manuel Mallen s’interroge sur la place de la RSE dans les choix des millennials. Le BCG comme les chercheurs en marketing ne sont malheureusement pas rassurants. En effet, les millennials déclarent volontiers une conscience pour la RSE et se disent séduits par les discours éthiques et responsables des marques, sans pour autant que cela ne se traduise dans tous leurs comportements d’achat. Un « green consumer gap » existe, soit un écart important entre les déclarations et les comportements.
Des consommateurs chinois à conquérir
Si l’engagement RSE n’est pas forcément un facteur de différenciation qui se traduit dans les ventes, c’est encore moins le cas avec les consommateurs chinois. Ils déclarent être susceptibles d’acheter de la seconde main (sauf pour les vêtements, ce en quoi ils se distinguent des autres consommateurs) mais aiment afficher des biens coûteux, avec des logos de marques internationales très connues. Cette consommation ostentatoire est plus importante pour eux que pour d’autres consommateurs. L’explication de ces pratiques de consommation s’explique par leur inscription dans un contexte historique, social et économique.
Sevrés de produits de luxe occidentaux, sur un marché par ailleurs inondé par la contrefaçon, les consommateurs chinois qui ont les moyens financiers de s’offrir du luxe, notamment français, veulent le faire savoir. En cela, leur consommation est davantage sociale, influencée par le regard des autres. Dans ce contexte, la possession d’un bien écoresponsable de la jeune marque Courbet n’apporte pas la même valeur sociale ni la même notoriété que la possession d’un bijou d’un des grands joailliers.
Enfin, parmi les grandes tendances pour le luxe, les collaborations avec des célébrités et les éditions limitées attirent particulièrement les Chinois (62 % d’entre eux) et notamment les millennials (60 %). Les consommateurs chinois apprécient deux fois plus les influenceurs et l’usage des réseaux sociaux que leurs homologues occidentaux. Même pour les biens de luxe, 64 % des clients chinois n’hésitent pas à acheter en ligne et à recourir à un parcours omnicanal contre 42 % des consommateurs européens ou américains. Beaucoup d’achats se font via des influenceurs pendant des live sessions sur les réseaux sociaux chinois.
Pour répondre à cette demande, Courbet est accompagné pour son introduction en Chine par l’agence spécialisée Hylink. Cette dernière lui a conseillé une influenceuse présente sur les réseaux pertinents et en affinité avec le luxe : Jing Tian. Courbet crée des milliers de bijoux prépackagés, sous forme de séries spéciales pour cet usage, qui peuvent être vendus en un clin d’œil le temps d’une live session. Le message sera axé sur le luxe, destiné à susciter des émotions et de l’envie de consommer.
Avec 12 millions de mariages par an et une appétence pour le luxe notamment en provenance de France, le marché chinois serait une manne importante pour une jeune marque de luxe. Les millennials y représentent 400 millions de personnes et 68 % des achats de diamants. La génération suivante, la Gen Z, lui emboîte déjà le pas avec 240 millions d’individus. Parmi eux, de nombreuses femmes qui s’émancipent et s’offrent des diamants, si bien qu’elles constituent 70 % des acheteurs.
Reste à les convaincre que les pratiques de RSE sont un élément central des biens de luxe. L’entrée sur le marché du diamant de synthèse de marques comme Fred ou Pandora va-t-elle contribuer à démocratiser ce produit ou, au contraire, les résultats mitigés de De Beers, qui les vendait sous sa marque Lightbox, vont-ils geler le marché ?
Cet article de Catherine Lejealle, Enseignant-chercheur en marketing digital, Responsable de l'axe de recherche Création de matériaux et cas pédagogiques, ISC Paris Business School; Sabine Ruaud, Professeure à l'EDHEC Business School et Thierry Delécolle, Directeur général adjoint, Pôle Léonard de Vinci a été republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.